B est Turc. Il est venu en France il y a de nombreuses années, il a quitté son pays, sa famille, il voulait réussir, il souhaitait vivre dans un pays qu’il dit « développé ». Il a monté son entreprise, ses enfants sont nés en France. Il vit bien, il parle souvent de la Turquie, oublie t-on jamais sa terre natale? Mais c’est un homme « intégré » comme on dit, fier de ce qu’il a réalisé.
Il a attrapé le Covid 19 dés le début de l’épidémie, en mars. Il toussait beaucoup, « ils disent que c’est une grippe mais pas du tout… ». Mais ce qui a sidéré B c’est qu’il l’a refilé à sa femme, ça il n’y croyait pas, lui qui l’aime tant, lui refiler une telle vacherie!
Lui, il est solide comme un roc mais sa femme, elle, s’est mise à aller mal et de plus en plus mal.
Tous les 2, chaque jours, devaient répondre aux questionnaires spécial Covid par téléphone. Questionnaires remplis par des étudiants en médecine chargés de faire 3 piles (Mais ça B ne le sait pas), une pile verte pour les patients qui n’ont pas de signe de gravité, une pile orange pour ceux qui sont « limites », une pile rouge pour ceux qui nécessitent une prise en charge urgente.
Chaque jour B et sa petite femme ont joué le jeu des QCM. Seulement la femme de B allait toujours plus mal, non, elle n’avait pas de signes respiratoires graves, mais elle ne mangeait plus, elle maigrissait à vu d’oeil et dépérissait de jour en jour mais pas de chance, ces symptômes là ne faisaient pas partie du questionnaire, alors toujours pile verte! Si ils essayaient de parler de ce problème, de leur inquiétude, on leur répondait que ce n’était pas un signe de gravité: « Restez chez vous ».
B est un débrouillard, personne ne lui dicte sa vie, alors voyant sa femme s’éteindre à petit feu et malgré l’attaque virale qu’il subissait lui même, il harcèle son médecin traitant qui finit pas demander une hospitalisation aux urgences malgré le refus du Samu. Sa femme est finalement acceptée (pas à l’hôpital mais dans une clinique privé). On l’a reçu, on l’a perfusé (elle était déshydratée) on lui a parlé, on l’a rassuré…la petite femme de B s’est remise à manger, elle a retrouvé l’appétit et le goût de la vie.
B ne comprend pas. « Alors on nous laisse crever seul ici!? ». En Turquie ses amis lui disent qu’avec l’hydroxychloroquine qu’ils prennent tous dés les premiers symptômes il y a eu très peu de décès, les patients sont reçus, suivis, accompagnés, ils ne sont pas seuls.
B pensait qu’en France nous avions la meilleure médecine du monde…
B ne comprend pas. Il questionne. Pourquoi? Pourquoi ces choses sont -elles possibles dans ce pays qu’il a choisit pour ses symboles : pays « développé », fleuron de la médecine, pays des « droits de l’homme », pays de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. Fraternité vraiment?
Et puis B poursuit son histoire. Il doit consulter un pneumologue car même si il va mieux maintenant il faut suivre l’évolution de la pneumopathie, il a bien compris.
Il se rend chez le pneumologue: consultation, auscultation: 10 minutes, 110 euro. Pas un mot du médecin sur le dépassement d’honoraire. C’est cher non?
Je reste silencieuse. La gorge serrée.
J’ai honte.
J’aime bien B, je le trouve fier et digne. Il ne se plaint pas. Il s’interroge, c’est comme si il n’y croyait pas vraiment.
Il ne comprend pas.
Moi non plus.
Je ne sais pas ce qui est le plus insupportable dans cette histoire, mais j’ai envie de rebondir sur le dépassement d’honoraire. Il est le moins spécifique de la crise covid, mais je me demande quelle dose de cynisme il faut, combiné à quelle dose de narcissisme mal placé, pour faire payer 110 euros à un patient pour qui le soin est essentiel et qui n’a d’autre choix, et ce pour 10 minutes de prise en charge. Je crois qu’un tel praticien a marché sur ce qui fait l’éthique de ce métier.
Nous devrions plutot mettre ce genre de ratio parmi la fameuse liste des indicateurs qualité.
Merci pour ce témoignage en tout cas.