Un extrait du discours de Harvard(1978) de Alexandre Soljénitsyne que je trouve intéressant sur la question difficile de la place du juridique dans nos sociétés. Il fait, me semble-t-il, bien entendre que le droit est nécessaire, mais pas suffisant pour aborder les questions qui nous traversent. J'espère que ce petit extrait pourra contribuer à nos réflexions.
"En conformité avec ses objectifs, la société occidentale a choisi la forme d’existence qui était pour elle la plus commode et que je qualifierai de juridique. Les limites (fort larges) des droits et du bon droit de chaque homme sont définies par un système de lois. À force de s’y tenir, de s’y mouvoir et d’y louvoyer, les Occidentaux ont acquis une bonne dose de savoir-faire et d’endurance juridique. (Mais les lois sont si complexes qu’un simple citoyen est incapable de s’y reconnaître sans l’aide d’un spécialiste.) Tout conflit reçoit une solution juridique, et c’est là la sanction suprême. Si un homme se trouve juridiquement dans son droit, on ne saurait lui demander plus. Allez donc lui dire, après cela, qu’il n’a pas entièrement raison, allez lui conseiller de limiter lui-même ses exigences et de renoncer à ce qui lui revient de droit, allez lui demander de consentir un sacrifice ou de courir un risque gratuit… vous aurez l’air complètement idiot. L’autolimitation librement consentie est une chose qu’on ne voit presque jamais : tout le monde pratique l’auto-expansion, jusqu’à ce que les cadres juridiques commencent à émettre de petits craquements. (Juridiquement, les compagnies pétrolières sont sans reproche lorsqu’elles achètent le brevet d’invention d’une nouvelle forme d’énergie afin de pouvoir l’étouffer. Juridiquement sans reproche, ceux qui empoisonnent les produits alimentaires afin de prolonger leur durée de conservation : le public reste toujours libre de ne pas acheter.) Moi qui ai passé toute ma vie sous le communisme, j’affirme qu’une société où il n’existe pas de balance juridique impartiale est une chose horrible. Mais une société qui ne possède en tout et pour tout qu’une balance juridique n’est pas, elle non plus, vraiment digne de l’homme. Une société qui s’est installée sur le terrain de la loi, sans vouloir aller plus haut, n’utilise que faiblement les facultés les plus élevées de l’homme. Le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique. Lorsque toute la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme. Et face aux épreuves du siècle qui menace, jamais les béquilles juridiques ne suffiront à maintenir les gens debout."
Très fort texte, merci Remi pour ce partage. C’est en effet d’actualité, car dans la crise COVID, ce qui fait la loi c’est l’axe ministère-ARS-administration hospitalière. Et ce qui fait le boulot en tentant d’« aller plus haut » comme le dit Soljénitsyne, dans la vraie vie comme on dirait ajourd’hui, c’est nous, qui au delà des perscriptions de la loi, devons à la fois faire en sorte qu’elles soient a peu près appliquées (car comme il le dit, sinon, on tombe dans une autre forme de société) mais tout en les contestant lorsqu’elles s’éloignent du sens de notre travail. Pour le covid, ce sens s’appelle une éthique du soin. Ou une éthique de la qualité du soin. Et donc on voit bien qu’on est parfois gêné en tant que médecin mais aussi, comme quelqu’un que je connais bien, en tant que qualiticien dans un établissement de santé, devant les changements permanents de cette loi, devant les injonctions paradoxales qu’elle ne s’interdit pas de créer. La seule boussole reste donc de rester ancré sur l’éthique du soin qui résulte de connaissances médicales, humaines, économiques, sociales etc..
Plus que jamais ce texte contredit en tout cas cette phrase que j’ai eu l’occasion de citer dans un autre commentaire du blog et que m’avait lancé un de mes patrons il y’a quelques années « l’éthique (médicale) c’est ce que je dirais devant un juge si je devais être interrogé à propos du malade que je traite ».
J’aimarais bien savoir d’ailleurs ce que pensent les psychanalystes de cette question du juge ? Le juge qui est un acteur indispensable de la société, je ne le remet surtout pas en cause. Mais cette référence permanente au juridique et à un jugement (sans compter les religions) n’occulte t elle pas le plus dur: trouver son propre jugement ?
Merci encore